Le premier jour des soldes

Grand magasinEdith avait pris une journée de congés à l’occasion du premier jour des soldes d’été. Tous les ans, elle attendait impatiemment ce dernier mercredi du mois de juin, excitée comme une puce. Une semaine auparavant, la jeune femme s’était rendue au centre commercial pour procéder au traditionnel repérage. A l’aide de son précieux Smartphone, elle photographiait les articles qui avaient retenu son attention et notait tout renseignement utile qui lui permettrait de dégotter avant tout le monde l’affaire idéale. Lorsqu’elle aperçut cette ravissante lampe en pâte de verre imitant à la perfection un champignon vénéneux, elle ne put en détacher ses pensées. Son contact était doux et chaud, ses couleurs automnales s’accorderaient parfaitement avec les fauteuils couleur fauve de son salon, elle en était convaincue.

 Le jour « J » arriva enfin. A huit heures précises, les portes du centre commercial s’ouvrirent en grand, sous la poussée vigoureuse des clients qui s’engouffrèrent à l’intérieur dans une course effrénée. Edith, parfaitement entraînée à cet exercice qu’elle maîtrisait à la perfection, jouait des coudes, écrasait les pieds de ceux qui se mettaient en travers de son chemin et alla même jusqu’à piétiner sans ménagement une mamie qui tentait de se faufiler sournoisement devant elle. Enfin, la voie était libre ! Elle piqua un sprint vers les escalators, pour se rendre sans plus tarder au grand magasin qui se trouvait au quatrième étage. Cette lampe, il la lui fallait à tout prix. L’idée virait à l’obsession. Elle serait prête à tuer quiconque tenterait de l’empêcher d’assouvir cet irrépressible besoin. L’escalier roulant, poussif, progressait avec une lenteur exaspérante. La jeune femme compta mentalement les étages : quatre. Enfin ! Elle se précipita en direction de son magasin favori, comme attirée par un aimant. Soudain dépitée, elle réalisa qu’elle s’était trompée : elle n’était qu’au deuxième niveau. La frénésie de sa course au trésor lui faisait perdre la tête et le temps précieux qu’elle ne devait surtout pas gaspiller. En se ruant deux étages plus haut, quelle déception de constater qu’elle n’avait toujours pas atteint le quatrième étage. A la seule idée de manquer l’affaire du siècle, son cœur se mit à battre fort dans sa poitrine. Elle poursuivit avec acharnement son ascension, haletant sous l’effort car à présent elle montait les marches quatre à quatre pour rattraper le temps perdu. Arrivée en haut, elle put lire « Vous êtes au 10ème étage ». De qui se moquait-on ? Elle savait d’expérience que retrouver sa lampe pouvait s’avérer être un véritable jeu de piste, tant les vendeuses rivalisaient d’imagination pour égarer le client dans les rayons. Les vêtements seraient probablement déplacés dans le rayon jouets, alors que les objets de décoration se retrouveraient cachés là où quelques jours auparavant s’alignaient les articles de lingerie fine. Cette fois-ci, les magasins du centre commercial avaient employé les grands moyens. Elle tournait en rond depuis une bonne demi-heure, pour finalement  se retrouver toujours au même endroit. Dès qu’elle avait mis le pied sur la première marche de l’escalator, Edith s’était retrouvée enfermée dans un inextricable labyrinthe qui ne menait nulle part. Dès qu’elle comprit que le piège était en train de se refermer sur elle telle une souricière, le désir de faire main basse sur la lampe fit place à l’envie de se sortir au plus vite de cette situation aussi cauchemardesque qu’insensée. Les cheveux collés sur ses tempes moites, les jambes flageolantes, la jeune femme était exténuée. Le regard apeuré, elle cherchait désespérément une issue à ce traquenard, lorsqu’une sonnerie stridente la fit sursauter en lui vrillant les tympans.

Complètement en nage, elle fit un bond incontrôlé et se cogna la tête contre un objet dur. La douleur fulgurante lui tira un cri rauque qui se mua en un soupir de soulagement dès qu’elle s’aperçut qu’il était 6 h 30, l’heure de se lever. Le réveil avait mis fin au cauchemar. Tous les ans, à la veille des soldes, le même scénario se répétait, inlassablement. Le même mauvais rêve. Et comme tous les ans, Edith, encore sous le choc, renonça à aller faire les soldes. Mieux valait faire la grasse matinée et profiter de la belle journée qui s’annonçait.

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Les coulisses de l’histoire

Cette photo m’a immédiatement évoqué les figures impossibles de Escher, que j’ai toujours eu plaisir à décortiquer, tant elles permettent à l’imagination de vagabonder. J’ai pris le prétexte des soldes pour le côté « course frénétique » qu’on leur associe immanquablement. L’idée du cauchemar pour finir l’histoire m’a séduite, mais comme elle est déjà usée jusqu’à la corde tant elle a servi et resservi dans la littérature, j’en ai carrément rajouté, avec le rêve récurrent et finalement libérateur (l’héroïne résiste à ses pulsions d’achat).