La révélation — 4 —

Demeure

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— Quelle journée ! s’exclama Charlotte en étendant ses jambes sur le canapé. Il y a des jours où j’aimerais tout envoyer balader ! Sans toi, je crois que j’aurais renoncé à me présenter cette fois-ci.

— Voyons, ma bichette, je sais bien que c’est ta raison d’être. Et puis, cette ville ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui sans toi. Repose-toi, je m’occupe de tout !

— Ah, qu’est-ce que je ferais sans toi, répondit-elle en le regardant avec tendresse.

Dans le privé, Charlotte n’avait plus rien à voir avec la femme au caractère trempé que côtoyaient ses collaborateurs. Sa rencontre avec Pierre Lacombe lui avait procuré une véritable bouffée d’air frais. Il faut dire que feu monsieur de Frontignolles était un ténébreux, mais pas du genre « beau brun », plutôt un asocial dont le caractère soupe-au-lait en avait hérissé plus d’un. Pierre, tout au contraire, était plein de vie et aimait briller en société. Comédien né, ses tirades grandiloquentes étaient souvent qualifiées d’esbroufe par ceux qui le côtoyaient de loin. En réalité, sous des dehors superficiels se cachait un homme sensible et attentionné. Il savait émailler le quotidien de ces petits riens qui rendent la vie plus douce. Fin cordon bleu, il adorait passer des heures dans la cuisine, à mitonner pour sa femme des petits plats dignes d’un chef.  Ce soir, il avait décidé de préparer un repas de saison, tout simple, accompagné d’une crème renversée.

Bercée par les bruits familiers qui provenaient de la cuisine, Charlotte finit par s’assoupir.  Lorsqu’elle sortit de sa léthargie, un parfum de vanille embaumait jusqu’au salon. Elle s’étira paresseusement et rejoignit son époux. Durant toute la soirée, Paul déploya des trésors d’imagination pour lui faire oublier cette sombre journée. Il avait réussi à se procurer au dernier moment deux entrées pour la première d’une comédie dramatique qui devait se jouer au grand théâtre le lendemain soir. Il s’agissait de l’adaptation d’un roman qu’elle avait adoré, une pièce mise en scène par un scénariste de renom. Hélas, la surprise n’eut pas l’effet escompté. Charlotte, épuisée, l’écoutait d’une oreille distraite et, sitôt le repas terminé, se mit en devoir de débarrasser la table. C’était comme si elle ignorait délibérément ses propos, comme si un gouffre les séparait. Mais Pierre savait qu’il n’en était rien. Un peu déçu de voir la soirée ainsi s’écourter, il lui proposa malgré tout d’aller se coucher. Il s’occuperait de tout.

— Demain, je veux te voir pimpante et fraîche. Ceux qui cherchent à te nuire en seront pour leurs frais.

Depuis son divorce, huit ans auparavant,  Jules Longuemart vivait seul. Bien qu’il soit resté en bons termes avec son ex épouse, les occasions de retrouver un semblant de vie familiale se faisaient rares. Noël était souvent un prétexte pour recréer cette ambiance de fête qu’ils avaient autrefois partagée, lorsque les enfants étaient petits. Aujourd’hui, ils volaient de leurs propres ailes, loin d’ici. Grégory, qui travaillait pour une association humanitaire, était souvent en voyage.  Claire, la benjamine, enseignait le français dans une prestigieuse université de l’est des Etats Unis. Parfois, leur absence lui pesait, même s’il avait pris goût à cette vie solitaire. C’était le dernier week-end avant Noël, celui où la plupart des gens courent en tous sens à la recherche des derniers cadeaux. Pourtant, ce samedi-là était un samedi comme les autres pour Jules, car dans sa famille les échanges traditionnels de présents étaient révolus, depuis le jour où ses enfants avaient décrété qu’offrir des cadeaux pour Noël  c’était « un truc commercial trop nul ». Aussi, en se levant ce matin-là, il savait qu’il pouvait se permettre de prendre tout son temps. Le reflet que lui renvoya le miroir de la salle de bains le surprit. Des cernes bleuâtres, un teint de papier mâché accentué par la lumière artificielle et pour couronner le tout, une barbe de deux jours. L’histoire du mystérieux portrait occupait donc ses pensées à ce point ? se fit-il. Au point d’en oublier de se raser. Jamais il ne s’était laissé aller de la sorte. A cinquante ans passés l’homme, à l’apparence plutôt classique, était soigné. Vêtu la plupart du temps d’un complet de bonne facture, il possédait une bonne douzaine de chemises de couleur blanche, faciles à assortir en toutes circonstances. En revanche, il avait remisé depuis longtemps les cravates, qui, prétendait-il, donnaient aux hommes de son âge un look « has been ». Le week-end, il préférait porter une tenue moins conventionnelle : pantalon de toile, polo et chandail. Il allait s’installer devant son ordinateur lorsque la sonnette retentit. Il n’attendait pourtant aucune visite.

— Monsieur Longuemart ? fit une voix caverneuse. Une signature s’il vous plaît. Ici, ajouta le livreur en lui tendant une tablette tactile.

Intrigué, l’intendant examina le colis, se demandant de quoi il s’agissait. La boîte, de format modeste, aiguisait sa curiosité. D’autant plus qu’il n’avait passé aucune commande.

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Ceci est ma participation au défi  « Des mots, une histoire 125″
lancé par Olivia Billington sur son blog.

Les mots imposés :Des mots une histoire

ténébreux – sombre – gouffre – clair – caverneux
roman – asocial – adaptation – théâtre – dramatique
scénariste – comédien – grandiloquent

La consigne facultative : décrire un rendez-vous amoureux.

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Photo Pat Berardici, avec l’aimable autorisation de son auteur

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Les coulisses de l’histoire

Vous aurez identifié sans peine les portions de texte ajoutées ou modifiées, j’en suis sûre. Il faut dire que cette semaine, les mots ne s’accordaient pas du tout avec mon récit. Mais alors pas du tout ! Pour le coup, la personnalité du personnage de Pierre Lacombe prend une tournure que je n’avais pas prévue. Quand j’ai écrit « ses tirades grandiloquentes étaient souvent qualifiées d’esbroufe », il m’a tout de suite fait penser à Yves Montand ! Le pompon, je crois, est tout de même le livreur à la voix caverneuse…  🙂

22 réflexions sur “La révélation — 4 —

      • Je ne le trouve pas mauvais, et certainement que dans « Z » il est convaincant, mais pour moi ça reste un chanteur, pas un comédien – même s’il n’est pas ridicule ; sans doute est-il né dans une période à cheval entre les anciens (Gabin, …) et la « nouvelle vague ».

        Et puis il a un défaut majeur : il ne me fait pas rire …

  1. Je suis maintenant fascinée et intriguée par votre histoire que j’ai à mon tour lu en rafale depuis le premier épisode. Vous avez une très belle plume bien fluïde dans lesquels les mots imposés se fondent. Quel sera ce colis suspect? Vous nous tenez véritablement en haleine. J’aime particulièrement cet épisode qui nous révèle la vie privé de ces personnages de Charlotte et Julien et leur côté plus vulnérable. Je découvre aussi un autre groupe d’écriture qui se lance des défis. Je suis impressionnée par la régularité hebdomadaire que vous vous imposez.

    • Merci beaucoup de ta visite Julie. Pour ce qui est du colis, je sais déjà ce qu’il cache, mais je ne le dévoilerai pas… 🙂
      Il n’est pas toujours facile de participer toutes les semaines, mais je m’y efforce autant que possible, pour ne pas perdre la main. L’écriture demande de l’entraînement, c’est bien connu. Mais c’est aussi un plaisir, sinon il y a bien longtemps que j’aurais abandonné. 🙂

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